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Img0036-dSurvivant, technique mixte sur toile, 100x100, 2008

 

 

photos fred 39x40 2008-aSurvivant, technique mixte sur toile, 40x40, 2008

 

 

photos fred 160x120 2008-bSurvivant, technique mixte sur toile, 2008

 

 

 

 

COQUELICOTS TÊTES COUPEES

 

 

Je peints des coquelicots. Et des survivants.

Ce qui m'intéresse chez les survivants c’est leur façon de se tenir debout au bord de l’enfer, avec calme et dignité. Ils ont traversé l’existence contre toute attente ; ils le savent ; ils sont presque morts au moins une fois et ils sont libérés de cette expérience comme fantasme car cette connaissance d’une probabilité à court terme sans plus rien d’abstrait les a transformés. On les dit d’ailleurs sur/vivants, peut-être vivent-ils au-dessus, au-delà de nous, entre le silence de leur bouche et les cris de leurs yeux.

Les coquelicots ont, eux aussi, une manière de se mettre debout très particulière, entre fragilité et détermination. L’immensité de leur tige n’a rien de proportionnel avec sa finesse ; cette curiosité génétique force la tige à adopter des stratégies particulières pour se dresser : elle se tord en défiant les lois de la verticalité propre aux végétaux des champs et des bords de route. Elle s’appuie, elle contourne, elle se courbe pour mieux se relever, elle s’allège et plie sous le vent alors qu’elle casse comme du verre lorsqu’on la cueille.

Cette fragilité et cette détermination propre aux coquelicots me servent pour peindre ces survivants. Ils sont donc peints ensemble.

Régulièrement, mon atelier est transformé en champ de coquelicots. Ils y sont déposés sur le sol et sur les murs dans un écrasement de mine de plomb grasse et luisante, puis les tiges s’allongent, s’allègent, s’élèvent pour finir disséminées dans l’espace du papier par des coups de gomme répétés.

C’est dans cet espace saturé de coquelicots que j’ai lu L’Affaire Toulaev (1). Il y est question d’un champ de coquelicots rouges. Métaphore et constat d’une nature humaine et d’une société qui n'ont peut-être pas tenu leurs promesses de lendemains radieux mais qui se tiennent toujours en équilibre malgré des effondrements massifs et constants : une réflexion sur l’individu sacrifié quelle que soit sa valeur, d’ailleurs toute relative et semble-t-il uniquement liée au contexte ; individu sacrifié, souvent inutilement, au nom d’un ensemble davantage guidé par l’instinct de conservation de quelque élite que par l’intérêt général. Les idéologies, les systèmes de gouvernance se succèdent et ce qu’ils créent et croient imaginer, ou simplement la course des choses, se rejouent à l’identique chaque fois. La vie se nourrit perpétuellement du charnier qu’elle  engendre, son immense beauté nous mène vers l’oubli sans cesse renouvelé de son corollaire létal.

  «  La mort se résorbait complètement dans ce merveilleux champ de coquelicots, poussé peut-être sur une fosse commune, nourri peut-être de chair humaine décomposée… » (1)

On rencontre un texte sans hasard ou peut-être complètement par hasard. A la lecture de celui-ci, je fus étonnée de constater les similarités entre la « gestion des ressources humaines » décrite par Victor Serge pendant les purges staliniennes et celle de nos grandes entreprises. Mes coquelicots noirs se sont fait couper la tête le soir même après avoir regardé un reportage sur les stratégies de licenciement à moindre coût (2) chez France-Télécom. Le texte s'est glissé au dos des châssis de ces coquelicots coupés net en pleine ascension, à la manière des quod-libets du 17e siècle, pour que la rencontre se perpétue, la mémoire aussi, peut-être.

 

Christel Valentin

Ecritique n°12, juin 2011


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1. L’affaire Toulaev, Victor Serge, édition Le Club Français du livre, Paris, 1948.

2. Par « moindre coût » il faut entendre : par un ensemble de déstabilisations psychologiques successives anesthésiant les capacités de défense du salarié, cela pouvant l’emmener jusqu’à la plus grande souffrance voir jusqu’à la mort par suicide. Le but est de forcer le salarié à s’enfuir sans demander son reste. Ces techniques de déstabilisation psychologique sont inspirées par des études faites sur les tortures psychologiques en temps de guerre et sur l’accompagnement des états dépressifs qui suivent un deuil.

 

 

 

 

 

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